Protocole de la peur : ça suffit !
Appliquons le principe : une classe = une famille.
Enseignant en classe de primaire, je ne supporte plus cette application stupide du « protocole de la peur ». Comment a-t-on pu, en quelques jours faire de nos écoles des lieux de méfiance et de contrainte ? Il s'agit de la destruction même de ce qui fait notre profession et notre raison d'enseigner.
Quand entrer dans une école – lieu qui devrait signifier : plaisir d'apprendre ensemble - devient synonyme d'ambiance hospitalière, quand les enfants de maternelle se voient interdire d'apporter un doudou, de se toucher et de manipuler des jeux, quand les cours d'école se transforment en plan de partition de la Palestine, quand se laver les mains (au moins 8 fois par jour) devient une obsession, quand la désinfection des objets et des locaux est incessante, quand les enseignants doivent porter un masque même en classe, quand à la cantine il est interdit de s'asseoir en face d'une autre personne, alors l'école n'est plus ni bienveillante, ni rationnelle, elle devient un bunker de peurs et de superstitions. Refusons-le !
Je pourrais détailler chacun de ces points et bien d'autres qui pèsent peut-être plus à mes collègues suivant les sensibilités de chacun mais je n'en prendrai qu'un : enseigner avec un masque est un non-sens absolu et ne peut pas être toléré.
J'approuve la tribune d'Annabelle Margin Golay parue le 28 avril 2020 dans Le Monde où celle ci explique qu'un enseignant n'est pas qu'un transmetteur neutre du savoir, mais que l'enseignement passe par le corps et le visage. Enseigner masqué, c'est symboliquement dire à l'enfant « j'éveille ta conscience et ton intelligence... mais, méfie-toi de moi car je pourrais te contaminer ». Est-ce là l'école de la confiance que nous voulons bâtir ? Les paroles de Lévinas et de Ricoeur sont-elles vaines ? Elles qui nous enseignent que c'est par le visage que se dévoile l'humanité de l'autre, sa fragilité, son unicité, sa singularité... ? Par crainte d'une contagion allons-nous tous nous voiler la face ?
Alors, de deux choses l'une : soit le danger épidémique est certain et grave et envoyer ses enfants à l'école comporte un risque si fort qu'il faut prendre la décision de fermer les écoles et c'est tout. Soit le risque est infime et l'on peut alors enseigner dans des conditions décentes. Nous n'acceptons pas l'entre-deux qui fait peser une chape de « et si... et si... » intolérable sur chacun : peur de se faire taper sur les doigts par la hiérarchie ou les parents, peur de contaminer quelqu'un sans le vouloir et de devenir en un instant potentiellement responsable de la mort de beaucoup d'autres.
Au-delà des peurs et des frustrations, que proposer alors ? Revenir à un principe essentiel de l'école, à savoir, que chaque classe doit être pensée comme ce qu'elle est en fait : une famille. Une classe est un lieu d'apprentissage et d'éducation où les parents confient leurs enfants à l'autorité d'un enseignant qui endosse cette autorité parentale. Au quotidien (virus ou pas) il rappelle les règles de vie commune, il encourage, il adapte son discours aux uns et aux autres, il fait vivre le respect et la fraternité, il règle les conflits, il écoute les malheurs, il soigne les bobos, il prend des sanctions quand c'est nécessaire, bref, il joue le rôle de papa-maman et permet que l'apprentissage se passe au mieux. Chaque enseignant a bien sûr ses sensibilités propres, ses principes, ses convictions, ses préférences intellectuelles, esthétiques et techniques, mais l'essentiel reste identique : une classe est une famille.
Or, dans une famille, on s'embrasse, on se touche, on joue ensemble, on se parle, on s'interpelle, on s'échange des objets... C'est ce principe qui devrait être adopté partout. Cela ne veut pas dire : aucune règle sanitaire. Bien au contraire, ce n'est pas parce qu'on est dans la même famille qu'on souhaite que les autres tombent malades. On apprend à se respecter, à prendre soin les uns des autres, à respecter l'espace vital de chacun.
Alors, s'il faut absolument ne pas mélanger les groupes de classe, pourquoi pas, mais laissons les classes vivre comme une famille à l'intérieur comme dans la cour.
L'école et l'éducation peuvent faire beaucoup pour changer une personne et l'aider à affronter la complexité et la dureté de notre monde, mais si apprendre à lire, écrire, compter est utile, il y a une chose bien plus utile à mes yeux, c'est celle d'apprendre à prendre des risques, à accepter le tragique de la vie, à affronter nos peurs. Un enfant peut être brillant intellectuellement et rester un bébé au niveau de ses émotions car tout lui fait peur, alors, même bardé de diplômes, sa vie sera une souffrance continuelle. Est-ce là ce que nous voulons ?
Stop au protocole de la peur !
Une classe = une famille.
Samuel Landon - 3 juin 2020